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2000/02/29 Inrock

Musiques
Enregistré au Cirque d'Hiver, un album où Dick Annegarn chante en toute liberté.
Une évidence pour ce clown pas triste.

Dick le Grock
Dick Annegarn Au Cirque d'Hiver (Tôt Ou Tard/Warner)

Chanson " à mes concerts vient un public assez varié - et qui cause, en plus. On se répond, on s'amuse ensemble. à rire, à pleurer. Il y a un côté tragi-comique. Comme chez Grock le clown, qui croit avoir perdu ses pieds parce que sa robe est trop longue et qu'elle les recouvre. " Le cirque (d'Hiver, en l'occurrence), c'était une évidence manquante dans le parcours de Dick Annegarn, ce musicien du voyage, cet enfant qui refuse de se soigner. Un lieu idéal pour y faire tourner une caravane de chansons qu'aucun style n'attache, qu'aucune formule ne fige. à l'automne dernier, on le vit donc, Dick le Grock, habiter cette aréne parisienne de son ample carcasse flamande. Sans grimaces, sans posters de clown triste, parce qu'on n'est pas chez Arno. Juste pour prouver mieux que jamais qu'il peut y avoir du bonheur à ne se sentir chez soi que sur scéne, et nulle part ailleurs.

Le disque, forcément, escamote la dimension visuelle du spectacle - Agostinho, enlevé sur un vélo à toute blinde ; Albert, perché sur les cintres. Mais c'est bien peu de regrets, tant il restitue par ailleurs l'élégante indécence d'un homme qui, en concert, n'a de cesse de soulever les jupes de la musique et du verbe. Tout ici vous sort des lieux communs - de la chanson, des albums live.

D'abord cette grande grosse voix d'ogre qui s'arrondit, qui frissonne sous la chatouille d'un mélisme, et qui se courbe pour mieux cueillir les blés que les mots et les notes ont semés. Ce doigté unique de guitariste, qui rend au mot " virtuosité " sa définition premiére : une vraie liberté de parole. Et puis Christophe Cravero (piano, violon), Pascal Palisco (accordéon) et Vincent Segal (violoncelle), trois authentiques tisserands brodant des arrangements d'une sobriété follement inventive, dont on suit les fils d'or, les coutures sinueuses - et ces seules découvertes rendent poéte. Les vieilles vedettes - Bruxelles, Bébé éléphant, Mireille - bénéficient de reliftages ou de mises à nu qui leur offrent une éniéme jeunesse. Le reste est une pluie de présents : deux inconnues d'une éclatante verdeur (Soleyman, Voleur de chevaux), deux tours de magie solitaires (Piste, Quelle belle vallée) et une ribambelle de titres miraculés, ressortis des années d'oubliettes, quand Annegarn brillait dans l'ombre...

Robert Caillet ou Maison rose recélent des finesses d'écriture et de jeu qu'on qualifierait de savantes si Annegarn et les siens n'avaient le pouvoir de les commuer en beautés offertes, si ces chansons n'avaient le don de vous serrer contre elles comme le ferait une partenaire de valse. Au Cirque d'Hiver déplie ainsi le large éventail d'un art populaire et affranchi, et notre enthousiasme fatalement se craquelle sous l'angoisse ; car on se demande quelle place sera réservée à cette vie-là, quand le peuple de France juge encore bon de s'enticher d'une pantoufle somnambule (Souchon), d'un usinier de la rime (Cabrel) ou de maroufles qui déjouent tout sous prétexte de sincérité (Louise Attaque). Il paraÎt que Grock, passionné de chimie, provoqua un jour une explosion telle qu'elle le rendit définitivement sourd. Les déflagrations poétiques de Dick Annegarn, elles, sont de celles qui rendent le monde plus écoutable.

Richard Robert - Photo Elia Jorand