Untitled Document
1999/04/27 Libération

Le nouveau CD du Néerlandais, en exil français, est new yorkais. Son coeur est au Maroc. Il en parle.
Dick Annegarn CD : "Adieu verdure". (Tôt ou Tard/Warner)

"Mon angoisse; être assimilé à Bernard Kouchner. Dés que je vois une veste avec plus de deux poches, j'évite... Il faut dire que venant des Pays-Bas, j'ai eu beaucoup de problémes avec les sociologues, psychiatres, psychologues, preneurs de tête. . . " Débarrassé de ses lunettes et coiffé, Dick Annegarn ressemble effectivement au mari de Christine Ockrent. Le bluesman chansonnier rit de cette comparaison. Ayant "quitté la compétition", selon ses mots, pour mésentente avec le show-biz, Annegarn fut longtemps absent de scéne avant de revenir avec brio à l'automne 1997 (Approche-toi). Le printemps suivant, il est au Bataclan. Complet, plusieurs jours à l'avance. On y découvrait un Annegarn en djellaba et un ami chanteur qu'on ne lui connaissait pas. Le pote s'appelle Mohand, M'hand pour le diminutif. Un Chleuh, berbére habitant un village paumé prés d'Essaouira, La Rochelle du Maroc, un temps sous domination portugaise. Dick produit le premier disque de Mohand, affublé du préfixe Raïs : dans le Sud marocain, la tradition fait toujours désigner un chanteur du titre Rais précédant son prénom, ou Raïssa si c'est une femme. L'album Azorf de Raïs Mohand est donc sur le même label que celui de Dick, qui y a ajouté un bout de CDRom réalisé par ses soins. Adieu verdure, de Dick Annegarn, réunit onze chansons nomades, souvent tristes et sereines. Alors que n'importe quel artiste occidental, amoureux des musiques du monde (du Maroc, en l'occurrence) en aurait instillé quelques rythmes dans sa musique, Dick, lui, n'en fait rien. Il dit juste : "Mohand aime bien chanter avec moi le morceau Javer; pourtant, le français, ce n'est pas vraiment son rayon. C'est une chanson sur un voleur de selle de cheval. Là-bas, ils connaissent cet aspect-1à du chemin des voleurs".

Essaouira, pour vous ?

L'Arabie imaginaire, Ali Baba et les 40 voleurs. C'est portugais. J'ai découvert tardivement les Berbéres. L'amazigh en berbére, l'homme libre en français. C'est dix ou quinze ans aprés une premiére visite que j'ai découvert le Maghreb, petit à petit. J'y ai été d'abord trois ou quatre fois ; j'en revenais dégožté, marre d'être un porte-monnaie ambulant. Il faut vraiment être de la partie pour qu'on ne t'emmerde pas. Et ça, ça prend du temps. Mohand est le seul qui ne m'a jamais rien demandé, ni argent ni autre chose. Je lui ai donné un ampli, un banjo, un micro, puis j'ai commencé à l'enregistrer. Il est pêcheur, berger, et cultive la terre avec son pére. Il a 25 ans. J'ai atterri dans sa famille, il y a huit ans. J'étais aghrib, barrani l'étranger. Ils disent roumi aussi. Des fois, ils m'appellent afelous (poulet), parce que le mot dik veut dire coq chez eux. Je sortais de la banlieue parisienne, j'avais enfin réussi à vendre ma péniche. Je m'étais pas mal abruti avec les loulous à Noisy-le-Grand. J'étais frustré culturellement. Je ne parlais pas petit-négre, je refusais de m'exprimer en verlan. Pendant quinze ans, je n'avais pas eu de sécurité sociale, ni d'allocation chômage. Aujourd'hui, le pére de Mohand m'a offert un terrain, o il a construit ma maison avec son fils. J'y ai un peu contribué, cherchant du sable dans l'oued, mais surtout financiérement, évidemment. La maison m'appartient jusqu'à ma mort. Le village est à 30 kilométres d'Essaouira, à cinq du goudron. Cinq kilométres de piste, c'est trop dur : une heure en plein soleil et sur la caillasse. Il n'y a pas d'eau, sinon celle du ciel. Le panneau solaire ne marche pas. Quand il y a l'électricité, c'est inch Allah

Que pensent vos amis marocains de votre musique ?

Franchement, il y en a gui se bouchent les oreilles. ça ne leur dit pas grand-chose. Avec Mohand, on partage quand même la poésie. Lui, sa tristesse, il la présente avec fierté. Il est altier. On a des moments trés poignants ensemble. J'insiste... peut-être je ne devrais pas. Je suis homosexuel, mais je n'ai jamais eu le moindre rapport dans les pays maghrébins. J'avoue ma sexualité depuis longtemps, je ne mens jamais. Je n'ai jamais eu de rapport ni avec Mohand, ni avec personne là-bas. J'ai des rapports textuels avec Mohand. Nous partageons la poésie et la fraternité, qui, là-bas, est une chose noble.

Comment vous sentez-vous en France ?

Etranger. Je le ressens culturellement. Je n'écris pas la chanson française avec un esprit français, c'est sžr. C'est peut-être ça ma force et ma malchance. Je suis donc étranger étrange ; facile à décrocher du répertoire français, quoi. En contrepartie, j'ai un statut d'outsider, original et tout ça. Mais intégré, même Néerlandais, je ne me sens pas si intégré que ça. à Lille (Annegarn habite prés de cette ville, ndlr), un peu plus. J'ai essayé de m'intégrer à cette Brasilia qu'est la banlieue, qui aurait pu s'accommoder d'un autre étranger. Mais il y a les corporatismes, les tribus. De loulous, de pédés, de curés. Dans tout bled, il y a un Nord et un Sud. Pas trés hospitalier, la France. Il est o, le droit de vote des étrangers?

Mais vous avez des amis, ici ?

Depuis que je fais ce métier, je m'isole dans mon activité. J'aime bien les gens avec qui je travaille. Je suis dans un tunnel relativement austére, même s'il est un peu luxueux. C'est peut-être ça ma prison, mon oppression. Ici, même quand ça va mal, ça ne se dit pas.

Les Pays-Bas, pour vous ?

On s'y suicide beaucoup. Moi, je n'embrasse pas mon pére, je lui serre la main. C'est froid. D'ailleurs, pourquoi on s'intéresse aux cultures du monde ? Parce que celle du Nord est morte. Votre album à New York ? Idéologiquement, je m'étais interdit d'aller à New York. Higelin, Yves Simon, Téléphone... Tout le monde l'a fait. J'ai fait une ode au New York noir, bâtard. Je ne suis pas du tout fasciné par cet asile d'aliénés. Même si je n'ai pas vécu l'oppression du Noir. Je me pose la question : d'o c'est qu'il vient, mon blues ?

Que vous fait votre retour ?

Je suis moins exposé aux jaloux, aux envieux. En 1975, avec les gauchistes, c'était : "ah, tu passes à 1'Olympia!", sous-entendu chez les riches. Maintenant, les gauchistes sont riches. J'en fais partie. C'est pour ça que je suis réconforté par Mohand, Matthieu Boggaerts, tous ces petits expérimentateurs. Je n'ai pas le droit de m'auto-imiter. Ce qui devient difficile : j'ai 47 ans, je ne suis plus adolescent dans l'écriture. J'ai chanté des épopées, Gilgamesh, Jésus... Il faut peut-être avertir les gens que je ne vais pas innover jusqu'à la fin.

Recueilli par BOUZIANE DAOUDI