Dick Annegarn
et Jean-Louis Murat
Reportage
: Le baladin européen et l'Auvergnat mélancolique se sont croisés
en studio outre-Atlantique. Impressions sonores d'Amérique.
New York poètes blues
Le retour du Dick rêveur
Dick again. Après l'enthousiasmant Approche-toi sorti fin 1997, Annegarn revient avec un opus non moins réussi, enregistré à Bruxelles, Paris, New York - là, c'est notamment le cornettiste Olu Dara et ses camarades qui ont Ïuvré aux côtés de notre grand flandrin. L'intervention de Dara, de sa rythmique, de son guitariste est particulièrement goûteuse sur le premier morceau, Que toi, blues en diable. Annegarn est fait pour le blues, et réciproquement. On le sait depuis longtemps, ca s'entend dans le grain de sa voix, dans la structure de ses musiques, dans l'émotion de ses chansons. En témoignent encore ici la reprise du traditionnel louisianais Rosy (avec Marc Ribot à la guitare solo) et Keep your hands off her, en VO. Quant à Boileau (si, si, le poète moraliste lui-même !), étonnante escapade rap, le Dara's band y fait encore merveille. Mais le blues de Dick tient aussi à son héritage européen : ainsi La Limonade, déchirante ballade soulignée superbement par un harmonium et un basson ; ainsi Javer (violoncelle, accordéon, cordes étouffées de piano), bouleversante chevauchée " sur la route de Pristina "... L'écriture est remarquable, comme celle du sobre Lille final, comme celle de Rhapsode, délicieux duo avec Matthieu Boogaerts. Annegarn maîtrise décidément comme peu l'art de la métrique poétique. Plus légers, plus rieurs, une Gisèle à la tournerie de boîte à musique, un Katinga Tango expérimenté sur scène, et la chanson-titre enlevée par notre trouvère nomade à la guitare acoustique. Pochette comprise, Adieu verdure est un bonheur d'intelligence, de savoir-faire et d'esprit libre.
Entre Dick Annegarn et Jean-Louis Murat, quoi de commun ? Tous deux cultivent des univers singuliers ; le baladin du monde européen a une voix de blues ; le farouche Auvergnat, souvent des bleus à l'‰me. Tous deux doutent en permanence (d'eux-mêmes, de préférence) et r‰lent à la même fréquence. Tous deux font fi des paradoxes : également sceptiques, pour dire le moins, vis-à-vis du mythe américain, ils ont enregistré cet hiver à New York une partie de leurs nouveaux albums. Tous deux expliquent qu'ils ne sont pas allés mettre leur répertoire à l'heure locale, mais le nourrir d'autres tensions, d'autres confrontations. Annegarn et Murat se sont donc croisés en janvier dernier en studio, sans mot dire (hors rassemblements consensuels, comme la soirée pour les Restos du cÏur, les chanteurs n'entretiennent pas nécessairement des rapports chaleureux). Le Sear Sound Studio, sur la 353e Rue, a coutume d'accueillir la fine fleur du jazz et du blues dans un décor cosy-kitsch : affiches d'une expo Van Gogh au Met, lampes Arts déco, console habillée de vieux bois. Ici comme partout, on s'est mis au numérique, mais on pratique toujours l'enregistrement analogique, à l'ancienne, que mélomanes, musiciens et ingénieurs du son s'accordent à trouver plus chaud. Murat a fait quelques séances ; Annegarn s'est installé plus longuement.
Passé les premiers pas, un peu impressionnés - "Nougaro a raison, ça fait un choc, New York" -, Annegarn a retrouvé ses marques, et l'anglais pratiqué à Londres naguère, quand il s'efforçait de relancer au-delà de la Manche une carrière en panne en deçà. "J'ai commencé par écrire en anglais avant de passer au français, et je continue. Ce n'est pas pour ça que je communique mieux avec les musiciens ici, dommage... De toute façon, dans cette ville, la musique est dans la rue : ça klaxonne à faire saigner les oreilles ! J'ai beau ne pas aimer le bruit, les rares fois où j'ai mis le nez dehors, ça m'a excité." à New York comme partout, en studio. Ies jours passent en vase clos. Café bouillu, hôtes moulus : les voyageurs se remettent du décalage horaire, les autochtones se calent sur les compositions de Dick. Autour de lui, Olu Dara et son groupe. Olu Dara (1) - pseudo yoruba de Charles Jones 111, par ailleurs père de Nasir Jones, alias Nas, rappeur réputé (2) - est un cornettiste renommé. Dick jubile : " Je voulais qu'il joue fantomatique, comme dans Ghost, le morceau d'Albert Ayler, avec lequel il a travaillé. Il est de l'école free jazz. Lui et ses musiciens laissent beaucoup d'espace se laissent désirer ; ça me plait... " L'atmosphère est plutôt cordiale, même si, entre les prises, Olu Dara n'a rien d'un joyeux luron. Vincent Frèrebeau, responsable du label tôt Ou tard, y voit une preuve de plus de 1'"étanchéité affective" des musiciens américains: "Si l'enregistrement se passe bien, ils ont passé un bon moment ; si ça ne va pas, ce n'est pas grave. Il y a chez eux un détachement, une distance qui n'est pas incompatible avec le professionnalisme ; au contraire, c'est son corollaire. " Pour Frèrebeau, qui a signé un contrat à Annegarn, il y a deux ans, cette étape new-yorkaise s'imposait. "Ce disque est plus blues que le précédent, sans être un album de blues. C'est une histoire de tension plus que de genre musical. Dick le chante d'une façon incroyable. J'avais envie depuis longtemps qu'il joue ici, qu'il se frotte à ceux qui le jouent. " Toute la musique qu'aime Dick, elle vient de là ? "Ben... oui, grommelle l'intéressé. Je m'étais juré de ne jamais venir dans ce pays, je me suis juré d'y revenir. ça donne envie d'écrire. Pas une ode à la ville-phallus du grand capitalisme, mais un hommage à cet indien que j'ai vu tout à l'heure faire la manche pour rentrer chez lui en Arizona. Moi, je suis anti-américain, mais il n'y a pas d'Américains ici, que des immigrés ! "
Autre émigré momentané, Murat vit pour quelques mois dans un loft du quartier branché de Soho que sa compagne et lui partagent avec trois peintres. Il s'est mis depuis peu à la peinture, en amateur précise-t-il. "Forcené ", sourit-elle. On n'imaginait pas l'ermite de Douharesse, Puy-de-Dôme, à l'aise comme un poisson dans l'eau à Soho. C'est pourtant le cas. Lui non plus n'est pas un américanophile à tous crins, lui aussi a remarqué l'intense présence policière dans la ville. Mais ce " douteur " professionnel, qui appréhende notamment que son fidèle public prenne comme une trahison son escapade outre-Atlantique, avait besoin de reprendre confiance. Son dernier live a été chichement distribué; I'album Svoboda, de Marie M……r, qu il a produit, reste inédit. De quoi alimenter ses angoisses chroniques. Son passage chez Labels, satellite de la maison Virgin où il résidait jusque-là, et l'installation à
New York de l'ingénieur du son Christophe Dupouy, collaborateur de longue date, l'ont poussé à tenter ces nouveaux horizons. New York, donc, où soir après soir il a assisté à des concerts, discuté avec des musiciens - qui le considèrent comme un des leurs, pas comme un chanteur. Nuance de taille, surtout pour un Français : les chanteurs, chez nous, sont assez peu respectés par les musiciens. Il faut bien reconnaître que la plupart sont infoutus de déchiffrer une partition... Murat a montré ce qu'il savait faire, sympathisé, enregistré avec certains, le guitariste Marc Ribot (que l'on entend aussi sur l'album d'Annegarn), d'autres habitués des sessions de Tom Waits, Bruce Springsteen, Elvis Costello... New York, mais aussi Tucson, Arizona, parce que Murat a été enthousiasmé par l'album de deux originaires du coin, Joey Buros et John Convertino, auteurs sous l'appellation Calexico (3) d'une musique aux frontières de la Californie et du Mexique, entre calypso-rock et mariachis pour roman noir. à Tucson, Murat a joué avec eux et avec d'autres, goûté les margaritas locales, hanté le magasin de guitares de Joe - "le plus grand à l'ouest du Mississipi " -, où une New Yorker 1956 lui a inspiré une prenante ballade. Qu'il chante ce soir-là à Soho, à voix douce, à l'unisson du chuchotis de la pluie sur les verrières. " Les chansons dorment dans les guitares, il suffit de les réveiller ", rit-il. La plupart de ces nouvelles belles au bois dormant ont surgi plus tôt, à Douharesse, où il retourne enregistrer les voix. Il semble détendu, affirme que désormais il adore la scène, que ces nouveaux morceaux sont conçus pour les concerts. Méfiant pourtant, doutant toujours : " Si ça se trouve, je referais tout à Douharesse. " L'album d'Annegarn est sorti (voir encadré), celui de Murat est attendu pour la fin de l'été. Si ça se trouve...
Anne-Marie Paquotte
(1) Dernier album : in the world. From Natchez to New York, chez WEA Music.
(2) Le troisième album de Nas, I am... The Autobiography vient de paraître chez Krypton/Sony Music. (3) Calexico : The Black Light, chez Labels.