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1999/09 ...491

Dick ANNEGARN ou le refus de la " nomenkultura "

On ne peut pas dire qu'au départ j'ai grandi dans un cadre de subventions ni dans un septennat de travailleurs sociaux. Les revendications culturelles n'allaient pas franchement dans ce sens-là. L'idée, en 68, c'était de défendre des expressions nouvelles que les artistes et leurs réseaux puissent eux-mêmes prendre en charge, hors soutien d'Etat. Donc je n'ai pas appris à négocier avec ce que j'appelle la nomenkultura - ce mélange de fonctionnaires et de bonnes consciences. Ensuite, bien sûr , il y a eu les MJC et les Maisons de la Culture, qui ont toujours compté un nombre d'Ubu assez invraisemblable - des petits empereurs qui placent leurs copains. Je suis passé dans ces endroits-là, mais j'ai toujours fait en sorte de remplir les salles, de ne pas finir avec un spectacle déficitaire. Depuis, je me fais un point d'honneur à autofinancer mon travail. Quand je vois l'Ircam, l'Opéra bastille et tous ces mastodontes socialistes comme l'Aéronef à Lille, j'ai honte. Ce sont des gouffres financiers, qui engloutissent des sommes beaucoup trop importantes pour être honnêtes. Il y a des planqués dans la culture, des barbus qui se félicitent pendant des années parce qu'un jour ils ont balancé un pavé ou insulté un autre directeur : des fonctionnaires rebelles professionnels, qui font de la culture aux heures de bureau. Tout le réseau subventionné est incroyablement sclérosé. Les DRAC et compagnie, pour moi, c'est des indéboulonnables, des petits Staline locaux. Ceux-là, je ne les soutiens pas du tout, je les exécre. Le directeur qui organise un concert de Dick Annegarn et qui nage dans l'autofélicitation, dans un truc complétement coupé de la vie alentour, il n'a pas intérêt à venir me taper sur l'épaule et à essayer de boire ou de manger avec moi. Je suis assez nerveux avec cette clique-là. A choisir, et même si je sais qu'il y a aussi des abus de ce côté-là, je préfére largement les sponsors privés au parrainage institutionnel. ça laisse plus facilement la conscience tranquille. La seule fois où j'ai touché aux subventions, c'était il y a quelques années, pour la création de ma piéce de théâtre 2112. C'était dans le cadre d'une résidence à Lille. La résidence, c'est souvent un subterfuge : l'artiste est censé passer du temps dans la ville qui l'invite, mais trés souvent il débarque en fait la veille du spectacle ; ça n'empêche qu'il touche les subventionsÑ et le directeur de la salle avec. Moi j'ai pris cette idée d'hébergement à la lettre : je suis arrivé avec ma valise et j'ai demandé où je dormais. On m'a donné une petite piaule au-dessus de la salle où se créait le spectacle. Finalement j'ai exploré le quartier, j'ai découvert Lille et ses possibilités. Et un beau jour, j'ai décidé de m'installer définitivement là-bas.

Pour les artistes, il y a aussi cette forme de subvention déguisée que sont les Assedic. Je n'y ai jamais touché... jusqu'à cette année, paradoxalement : je suis obligé de passer par là pour avoir droit à la Sécu. Il y a des professionnels de l'intermittence, qui font de savants calculs, qui vont jusqu'à acheter des cachets pour avoir droit au chômage d'artiste. Maintenant, je fais la différence entre d'une part l'artiste qui a recours aux Assedic, qui essaie de survivre et de se trouver une disponibilité pour créer, et d'autre part des pratiques qui tiennent du détournement de fonds publics. Je suis d'accord pour qu'on aide des artistes et des spectacles qui ne peuvent pas se rentabiliser, mais il faudrait un certain contrôle public. Or aujourd'hui les surveillants ne sont pas fiables. Et puis contrôler selon quels critéres ? Si c'est pour se retrouver avec une profusion de Patricia Kaas... Bon, il y a peut-être des exemples à suivre. En Hollande, par exemple, certains plasticiens sont soutenus en étant mensualisés, en échange de quoi ils doivent mettre à disposition quelque chose comme un tableau par trimestre. Dans toutes les villes, il y a comme ça des boutiques directement accessibles au public, où l'on peut louer pour un mois des œuvres d'art à petit prix : des sortes de bibliothéques d'œuvres subventionnées. Les artistes restent libres de produire ce qu'ils veulent, tout en étant tenus de fournir un résultat. Et puis il y a les subventions accordées aux associations. Il y a quelques années, quand j'étais dans ma péniche-bar de Noisy-le-Grand, j'avais créé une sorte de centre de journalisme amateur. C'était l'époque où les radios locales commençaient à être privées. L'idée, c'était notamment, sous forme d'émission ou de cassette enregistrée, de faire des Radioscopie à la mode Chancel. Sauf qu'on interviewait des non-professionnels de la communication, pour mettre en valeur les différents parlers, les différents jargons. Je voulais que la péniche marche sans alcool, sans artistes et sans subventions - les trois fléaux de notre société. ça n'a pas toujours été simple à faire passer. Parce qu'il y a effectivement une pression de l'alcool. Parce que les gens voulaient que je sois artiste et pas marinier ni directeur d'association - ça passait moins bien. Et parce que c'est toujours compliqué d'obtenir un peu de bénévolat et de sérieux dans le bénévolat. Comme dirait l'autre : être marginal, c'est pas pisser à côté. ça a été ma derniére initiative avant d'abandonner toute vie associative.

Aujourd'hui, en tant que musicien, on pourrait considérer que je suis subventionné par ma maison de disques. Un type comme moi, ça représente au moins 200 briques de frais par disque. Ce coût-là, il n'est pas amorti à la vente. A partir du moment où on n'est pas rentable sur la vente, on peut juger qu'on est subventionné. Sauf que sur les dix ans où elle exploite l'album, la maison de disques, à mon avis, rentabilise son investissement. C'est du long terme, mais elle peut s'y retrouver. Alors que les subventions, c'est à fonds perdu. Aprés tout, on pourrait imaginer que des communes ou des départements passent ainsi des contrats avec des artistes, qu'ils mensualiseraient en attendant qu'ils soient rentables. ça ne m'aurait pas dérangé d'être l'un des artistes parrainés par Lille ou par Noisy-le-Grand. Mais les institutions ne fonctionnent pas sur la durée. Elles ne procédent que par coups ponctuels, par hold-up.

J'ai passé de nombreuses années où je n'avais plus vraiment de maison de disques, et, au fond, ça a été plutôt stimulant. à la limite, en chier un peu, ça rapproche quand même d'une grande partie de la population. On est aussi obligé de faire preuve d'imagination pour garder sa dignité tout en essayant de se faire remarquer. C'est une savante prostitution. On n'a pas d'argent, on essaie de plaire et on veut pas paraître vulgaire pour autant. C'était une époque où je m'exposais. Je me rendais à l'écluse du coin chanter L'Eclusier de Brel. J'allais devant Beaubourg pour faire le diseur, l'artiste de rue. ça m'a obligé à sortir, à écrire avec d'autres. à relativiser, aussi. Le Douanier Rousseau, je ne suis pas sûr qu'il visait l'éternité ni le succés qu'il a aujourd'hui. Van Gogh et Rimbaud n'ont jamais vendu une œuvre de leur vivant. Faut pas chercher nécessairement à rentabiliser son art. Au Maroc, les artistes que je connais sont pêcheurs. à une époque, j'ai été épicier le jour et chanteur la nuit. Je préfére qu'un chanteur soit subventionné par sa propre épicerie. Je trouve ça plus propre. Le mieux, c'est quand même que l'artiste compte autant que possible sur sa propre force. II n'y a que dans les pays hautement industrialisés que les revendications culturelles se tournent autant vers les ministéres. Les subventions, c'est comme les téléphones portables : une invention assez récente qui paraît aujourd'hui indispensable, alors qu'on peut trés bien s'en passer. Les spectacles vivants n'ont pas trop intérêt à se frotter à ce genre de pratiques. Je crois qu'en fait l'aide aux artistes ne les aide pas. Le blues n'a jamais été subventionné, que je sache.

Propos recueillis par Richard Robert

Dick Annegarn - Adieu verdure - Tôt ou Tard/Warner